Black Mamba / BKM

C’était le lieu de rendez-vous, sur Ristif, aux confins du système Bremen.
C’était là, devant Naya la nubile qui se mouvait avec lenteur dans un liquide pailleté d’or, créant des ondes évanescentes contre les parois de verre. Tels des tentacules, ses membres dessinaient des arabesques hypnotiques tandis que son bassin ondulait dans le fluide ambré. Les aréoles de ses seins menus décrivaient des volutes que quelques paires d’yeux ne quittaient plus… Des nouveaux venus encore séduits par la plastique de ce corps sensuel qui exhibait lascivement ses charmes naissants.
Un comptoir circulaire où se pressaient les clients entourait l’habitacle. Des humains échoués là entre deux galères, contrebandiers, pirates de divers syndicats, chasseurs de prime et bien sûr, trafiquants d’informations à l’affût…
Des petits groupes de Tévarins étaient attablés entre les zones de lumière et noyaient leur spleen d’une espèce en déclin dans le Slam*, le Néon* ou le Color*. Des Banus en perdition proposaient leurs trafics de énième zone à plus perdus qu’eux.

Pas un Citizen en ces lieux.
Au loin, on entendait brailler une bande de Vandulls égarés là on ne sait comment.
Quelques intrépides humains très éméchés tentaient régulièrement de toucher de leurs mains, de leurs bouches ou de leurs corps entiers les parois inaccessibles qui exhibaient et protégeaient les êtres emprisonnés là. Une décharge électrique les rappelait immédiatement à l’ordre et leur passait l’envie de recommencer.
Pas de serveurs, aucun personnel. Commandes, paiements… tout était automatisé, jusqu’aux sanitaires. Des robots silencieux assuraient l’entretien des lieux.
À quelques pas du puits de lumière où se mouvait Naya dans son eau dorée, le noir reprenait de la densité avant de s’effilocher aux abords d’un autre puits de lumière où flottait la chair nue et flasque de Shand, l’hermaphrodite dont les bourrelets adipeux créaient une musique entêtante à chacun de leurs frémissements.
Il y avait aussi Zee et Oz, les siamoises imbriquées l’une dans l’autre, et dont les vociférations furieuses et les explosions de violence mettaient en joie les clients.
La fumée des Stims* consommés par la plupart des clients masquait le plafond.

Warloff poursuivit son évocation des autres curiosités du lieu :
-Plus loin, au fond du bocal, il y a aussi, sous une cloche de verre trempé, il y a le combat des nains les plus féroces qu’on ait jamais vus. Le sang, c’est ce qui excite le plus ici, ce qui fait bander les plus dégénérés….
-Et puis les yeux, ajouta Zubro, tu avais remarqué, hein Harlok ? Tu n’étais jamais venu jusqu’ici, mais sûr que tu as remarqué.
Oui, Harlok avait remarqué que la belle Naya avait deux puits sombres à l’endroit des yeux. Orbites creuses, à l’instar de toutes les créatures qui faisaient sensation dans ce lieu étrange niché sur Ristif.
Comme toujours lorsqu’il était perplexe, il fronçait les sourcils sans dire un mot.
-Et tout au fond du fond, il y a le mur. Le mur des yeux, leurs yeux à eux, j’imagine. Carrément flippant… Surtout quand on sait pourquoi les mecs y vont, au mur, s’esclaffa Mamiraua.
-Ah, ah ! Ouais, super glauque, pas vrai, Warloff ? 
Avant que Warloff ait pu répondre, Nicephore commenta :
-Avec Mami, on aime mieux se taper en live de la bonne fesse bien dodue ! Tu te souviens du cul de la belle noire aux yeux bleus sur Tentrac, un de ces…
-Je me demande si ce sont des hologrammes ou des esclaves énucléés, intervint Difool. C’est un des fils de Silas Koerner* qui a créé ce lieu… et puis qui l’a oublié. Ça tourne tout seul depuis. Il l’a baptisé « L’énucléus ». A cause des yeux, bien sûr, je précise pour les incultes qui pensent avec leur bas-ventre. « L’énucléus » et…
-Mais on l’appelle « Le bocal », le coupa Zubro, sachant Difool intarissable s’il démarrait.
-Oui, reprit Warloff, « Le Bocal ». C’est bourré de Scrums*, mais idéal pour causer tranquilles. Mami, Nicephore, Zubro, Difool et moi, on est déjà passés par ici, en mauvais garçons que nous sommes. Et toi, Ryo, tu connais ?
-Non, répondit l’homme qui venait de les rejoindre d’une démarche souple. A ce que je vois, un repaire de racs* en tous genres, mais j’apprécie la créativité. Jolie môme cette Naya ! Et si on peut se boire un petit scotch de Croshaw, c’est nickel. Quoi de neuf, vous autres ? Ça fait un bail !
-Tu as bien dit à Phaere et Mcfly de venir aussi ? s’enquit Harlok.
-Oui, comme on avait dit. Ne t’inquiète pas ! Ils ne tarderont pas, le rassura Warloff. Allons poser nos dingos* par ici, c’est plus tranquille. Personne ne va jamais près de la Menta.
-La Menta ? C’est quoi ? demanda Ryo, amusé par ces retrouvailles prometteuses.

Warloff les entraina vers un coin presque vide de tout client où, sous une cloche de verre se tenait en tailleur un être sans âge au crâne nu, et dont la peau était traversée de couleurs improbables, comme si l’air dansait en elle.
Une créature en suspension, aux orbites creuses, elle aussi.
Zubro leur recommanda de ne pas l’approcher : on lui prêtait des pouvoirs mentaux qu’elle exerçait parfois aux dépens des clients.
Ils s’attablèrent autour d’un pavé translucide parsemé de boutons de commande. Leurs choix faits, des pailles émergèrent du pavé et ils se mirent à aspirer, une bière de Terra, un Sauvignon du système Davien, un Scotch…

Harlok sortit un Stim qu’il prit le temps d’allumer avant de faire un signe à Warloff qui prit la parole.
-Merci à tous d’être venus, pas simple pour certains. Ah, Phaere, enfin !
Ce qu’on remarquait de prime abord chez le nouveau venu, c’était la longueur de ses cheveux et les nombreux tatouages qui s’étalaient sur ses avant-bras découverts. Il hocha la tête en souriant avant de s’asseoir et dit en riant :
-Mcfly fait le tour du bocal… Il arrive !
-0k, il prendra les infos en route. Voilà ! Vous savez que Harlok et moi, on est comme des frères. Pour reprendre notre petite histoire depuis la dernière fois où on s’est vus… Vous savez… ou pas, que grâce à nos bons états de service, on avait gagné notre première mission de terraformation… En fait, la mission a mal tourné… L’Idris tout éraflé que l’UEE nous avait refilé avait déjà subi pas mal d’attaques de chasseurs Vandulls et autres, et c’était une proie facile pour tous les rousteurs* de l’univers. On a été tiré de notre stase par l’IA de bord : des Cutlass, un Caterpillar et une douzaine de F7A sont apparus brusquement sur les scanners. Avec mon escadron j’ai sauté dans un vieux 315P, on a cramé un de leurs Hornet mais j’ai dû battre en retraite avec trois de ces chiens au cul. Par chance y’avait un champ d’astéroïdes droit devant et j’ai glissé mon engin dans une fente…
-Pendant ce temps, enchaina Harlok, ces batards ont détruit un à un les boucliers de l’Idris et j’ai juste eu le temps d’enfiler ma combinaison de survie, calculer la trajectoire d’un Jump pour mettre à l’abri l’unité… Un tir plus puissant a percuté la cabine de pilotage et… j’ai perdu connaissance.
-Ouais, poursuivit Warloff, quand j’ai pu quitter le champ d’astéroïdes, les pirates n’étaient plus là, et l’Idris non plus. Une vraie merde, des débris partout. J’ai vraiment cru ne jamais te revoir, mon pote ! Je t’ai cherché pendant des mois…

Chacun hocha la tête, conscient de la précarité de leur existence. Le bruit des pailles tint un instant lieu de conversation.
Harlok inspira profondément avant de continuer :
-J’ai été récupéré par un patrouilleur de l’UEE. Une chance ! Pour un peu j’aurais été en Drift* pendant… Bref ! On s’est finalement retrouvé. Fallait tourner la page. On a fait le compte de ce qu’on possède. Mon père m’a légué un joli pactole, j’ai un 890, un Retaliator, un Super Hornet, un Herald et un Carrack.
-J’ai aussi un Super Hornet, un M50 et… des économies, ajouta Warloff. C’est déjà pas mal pour… Se mettre à son compte. Et on a pensé à vous, si vous êtes partants.

Dans la pénombre, les yeux de leurs compagnons brillaient d’intérêt.
Plus un bruit d’aspiration. Tous attendaient des détails.
-Oui, continua Harlok, nous connaissons vos qualités, vos défauts, et le plus important.. On sait que pour nous tous, la fraternité et l’entraide, ça veut dire quelque chose. On n’abandonne jamais l’un des siens ! Jamais de coups tordus entre nous, pas vrai ?
Ils hochèrent la tête vigoureusement avant d’aspirer une lampée. Captivés par le propos qui les réunissait, ils ne prenaient pas garde au mouvement d’une forme, de l’autre côté de la Menta en suspension.

Phaere fut le premier à reprendre la parole :
-Evidemment qu’on est partant ! Moi, j’ai un Aurora, un Starfarer et un Redeemer…
-Et on a tous au moins un Aurora ajouta Zubro, l’amitié c’est bien mais le matos, ça peut aider aussi…
Warloff éclata de rire et déclara en baissant le ton:
-Oui ! Avec nos qualités respectives et nos atouts matériels, nous allons créer notre propre organisation, une putain d’organisation…
-Dédiée… au commerce, précisa Harlok. La Guilde Black Mamba sera…

Il ne put terminer sa phrase. Un bruit grandissant arrivait vers leur coin d’ombre, et soudain émergea dans la zone de lumière un homme hirsute suivi par une grappe d’individus vociférants et secoués de tics.
-McFly, merde ! cria Mamiraua, t’as fait quoi encore? Shaw* tout l’univers !
Nul doute que le plus jeune d’entre eux eut provoqué la colère des huit pirates qui le poursuivaient. Par jeu, comme toujours, un vrai troll.

Sans demander de détails, tous entrèrent dans une baston qui anima ce secteur habituellement calme.
Hilare, McFly se retrouva juché sur les épaules du plus massif, la bouche ensanglantée par le morceau d’oreille qu’il lui avait arraché avant de s’en prendre à son scalp tandis que Zubro étranglait consciencieusement le pirate. Attirés par le raffut, des Banus s’étaient approchés et pariaient sur les gagnants en gesticulant d’excitation. Mamiraua et Nicephore se renvoyaient à coups de poings les assaillants qui passaient à leur portée. Les pieds de Ryo et Warloff transformaient en bouillie les ventres, les testicules ou les têtes autour d’eux. Phaere balança le plus maigre de l’autre côté de la Menta puis se retourna au moment où un mastard au ventre gras lui décocha en tressautant un coup de tête qui le laissa groggy. Un peu défoncé au Néon*, et tanguant d’un bord à l’autre, Difool évitait curieusement les coups en usant de la parole comme d’une arme de destruction massive : saoulé de conseils et commentaires, l’adversaire abandonnait.
Un XiAn vint s’adosser au comptoir et se mit à observer nonchalamment le spectacle des ridicules humains. Non loin de lui, Harlok restait bizarrement prostré devant le pavé de commande, semblant indifférent à la bagarre. Pris par leurs joutes, les autres ne s’en rendaient pas compte. Les pirates bourrés du Slam* qui les rendait insensibles à la douleur, prenaient peu à peu le dessus malgré les soubresauts que leur infligeait la drogue.
C’est alors que surgit de nulle part ou plutôt de derrière la Menta, un cogneur qui se mit à distribuer des droites ravageuses en rugissant : « Suffit maintenant, les secoués ! Ça suffit !…». Un premier assaillant battit en retraite, suivi par un second déjà à terre, et qui se mit à ramper vers l’ombre.
Brusquement calmés, chacun se désengagea de la bagarre en grommellant. Déçus, les Banus repartirent vadrouiller entre les ombres et lumières du « Bocal ». Le XiAn contourna lentement la Menta et s’évanouit dans le noir.

-Ah, ah ! C’était une belle baston, s’esclaffa McFly !
-Un jour, par ta faute, y’aura du Ghost* !  Articula Ryo avec un rictus terrible en le chopant par le cou… Avant de lui donner une tape amicale dans le dos. Tes conneries nous manquaient !
-Hé ! Putain, Harlok ! Tu fais quoi ?… s’écria Warloff. Quelqu’un a vu ce qui est arrivé à Harlok ?

Immobile, les yeux fixes, lèvres entrouvertes, il semblait pétrifié.
Ses yeux se mirent soudain à rouler telles des billes dans leurs orbites. Un tremblement incoercible naquit dans ses jambes, remonta son dos, descendit le long de ses bras… Pantin d’on ne sait quel marionnettiste. Incapable du moindre mouvement, il entendait en écho les voix de ses amis qui se répercutaient dans ses cellules et se transformaient en mouches qui vrombissaient dans son ventre. Il perdit brusquement la notion du temps, de l’espace et de son propre corps, et tandis que tout son être se raidissait, en proie intérieurement à une invasion de vermine, il se prit à penser qu’il devait mourir, se faire sauter la cervelle…

Oubliant leurs pommettes explosées, leurs mâchoires en vrac et l’échauffourée toute récente, ses amis tentait de le faire « revenir » en lui parlant ou en le secouant.
-J’comprends pas, il n’a presque rien bu et c’est pas un Stim qui…Vous avez vu ses yeux ? Demanda Nicephore. On dirait qu’il va… comment tu dis, Difool ? S’enculéer ?
-Enucléer, espèce d’enrhumé du bulbe ! S’énerva Difool. Warloff, fais quelque chose !

Warloff n’eut pas le temps de répondre. De son poing puissant, l’étranger qui avait pris part à la bagarre à leurs côtés asséna un coup sur le crâne d’Harlok. Il coupa court à l’assaut que tous amorçaient contre lui en criant «Je viens de sauver sa tête, à votre pote ! ». Ça les stoppa net.
En effet, bien qu’étourdi, Harlok reprenait peu à peu une mobilité normale. Ses yeux cessèrent de jouer à la roulette et il poussa un profond soupir qui finit de rassurer ses compagnons.
-Vous voyez ! Leur dit l’étranger… On m’appelle Rider.

-Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ? Je parie que c’est cette saleté de XiAn qui lui a fait ce truc, cracha rageusement Mamiraua…
-Non, il n’y est pour rien. Un XiAn ne s’abaisserait pas à jouer avec nous comme ça…
Le nommé Rider laissa planer un minuscule silence amusé avant de reprendre :
-C’est elle ! La Menta ! Votre ami a dû défier ses yeux absents et elle s’est amusée avec lui. La seule façon de rompre son emprise, c’est ce que j’ai fait. Sinon elle peut pousser au suicide. Je l’ai déjà vue faire… Je pratique cet endroit depuis un petit moment, je suis, disons… échoué ici.
-Alors tu es allé au mur, hein ? Demanda McFly qui poursuivit sans attendre de réponse… C’est délire ! Si t’oublie les mecs à côté de toi, et surtout les yeux en haut qui te matent, en bas, à ta hauteur, là où c’est moelleux comme un cul de nourrice, t’as des trous à zgueg, le pied ! Ça te malaxe, mon pote !… Dommage que j’aie eu l’embrouille avec le pirate à qui j’ai dit que sa petit bite de lapin, le mur ne pourrait pas la choper, sinon…
-Ferme la, McFly ! T’as encore le futal ouvert, le coupa Warloff. On n’est pas venus ici pour se taper les murs mais pour parler de ce qu’on va faire ensemble.
-Quoi que ce soit, avec vous, j’suis partant ! Assura le jeune homme avec enthousiasme.
-Hem ! J’ai, malgré moi, tout entendu de votre briefing, intervint Rider qui enchaina rapidement en voyant les mines soudain menaçantes des Black Mamba… Ok, ça roule ! Pas de malaise ! Je viens de vous montrer que je sais me bouger. Je sais faire pas mal de trucs et… J’aime votre état d’esprit, ce que vous avez dit à propos de la fraternité, tout ça… J’attendais l’occasion de trouver une guilde dans le genre de la vôtre. J’ai pas des masses de matos ou monnaie, mais si vous êtes d’accord, j’en suis.

Ils s’installèrent à nouveau autour du pavé, en faisant spontanément une place au nouveau venu.
Harlok s’abstint de jeter un regard noir au dôme lumineux où la Menta continuait à flotter.
Ils prirent le temps de pianoter une nouvelle commande et de siroter un peu les boissons choisies en évoquant leurs diverses aventures depuis qu’ils ne s’étaient vus avant de revenir à la demande de Rider.
-T’as failli morfler, mon pote ! Dit Warloff à Harlok. Une chance que quelqu’un ait su quoi faire !
-C’est clair ! Merci à toi… Rider, c’est ça ?
L’homme acquiesça d’un signe de tête. Harlok et Warloff échangèrent un regard puis se tournèrent vers les autres.

Warloff demanda à la cantonade :
-Main levée ?
Avec plus ou moins d’allant, chacun leva la main en regardant Rider le cogneur.
-Alors bienvenue à toi au sein des Black Mamba ! Reprit Harlok en levant plus haut sa paille, suivi par tous les autres.
-C’est cool, dit Rider en souriant. « Black Mamba », un nom qui claque sacrément pour une organisation dédiée au commerce… Et drôle d’idée le choix d’un tel repaire de racs* pour mettre ça au point…
Warloff et Harlok échangèrent un sourire complice avant d’éclater de rire, suivis par tous les autres.
-A nous, à Black Mamba ! Crièrent les deux amis.
-A Black Mamba, crièrent-ils tous en choeur.

BLACK MAMBA, PRÊT A SE DRESSER !

texte de Michelle Sébal

lexique :*
Slam : drogue inhibitrice de peur et analgésique.
Stims : Drogue légale fumée comme une cigarette.
Néon : drogue équivalente à l’Ecstasy.
Color : tranquillisant et hallucinogène.
Silas Koerner : riche homme d’affaires descendant du fondateur de la capitale de Bremen.
Scum : racaille.
Rac : raclure.
Dingo : le derrière, le cul.
Rousteur : de Roust, voler.
Drift : flotter sans but dans l’espace.
Shaw : Ne joue pas avec…
Ghost : tuer quelqu’un